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plume, se méprennent absolument sur leurs propres procédés. Dans la littérature, la couleurne s’obtient généralement que par la représentation de sensations non indifférentes (qui n’ont quelquefois aucun rapport avec celles de l’œil). Un poète aveugle de naissance pourrait écrire des peintures très colorées, en se bornant à faire appel aux sens du tact, de l’ouïe, de l’odorat, au sens vital, aux sentiments et aux idées. Voici, par exemple un passage de Flaubert, où la puissance de couleur est extraordinaire et où cependant il n’y a pas une image empruntée directement au sens de la vue :


Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait… Elle n’avait plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde… Elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.


Pour que la représentation par le poète d’une sensation visuelle, indifférente en elle-même, produise tout son effet sur l’esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit environnée de sensations moins passives, et mêlée à des sentiments moraux. Voici par exemple, en trois vers, un tableau de V. Hugo (Stella) :


Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.