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dans un orchestre et qui, ayant perdu la conscience dans un accès de vertige épileptique, continuait néanmoins de faire exactement sa partie : tous ses organes, et probablement ses nerfs auditifs eux-mêmes, continuaient mécaniquement leur jeu ; tout vibrait encore en lui, excepté la vie et la conscience en leur profondeur, qui s’étaient désintéressées et endormies. Beaucoup d’artistes ressemblent à ce musicien qui ne jouait qu’avec les doigts ; beaucoup de dilettanti, eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressailhr la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est son contraire même. Les émotions vraiment esthétiques sont celles qui nous possèdent tout entiers, celles qui, en nous faisant battre le cœur avec plus de force, peuvent précipiter ou ralentir le cours du sang dans tout notre être, augmenter l’intensité même de notre vie. Beethoven, en écrivant sa symphonie héroïque qu’il voulait dédier à Bonaparte, pouvait être aussi envahi et troublé par l’émotion esthétique que Bonaparte lui-même l’avait été par l’émotion de hvrer telle ou telle bataille. Le véritable artiste se reconnaît à ce que le beau le touche, l’ébranlé aussi profondément, plus peut-être que les réalités de la vie ; pour lui, c’est la réalité même.

La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait aux conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes