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froid[1] ; la conscience sent la vivacité d’un coup avant d’être emplie par la douleur ; nous discernons un éclair fendant les ténèbres et nous en suivons de l’œil le zigzag un instant avant d’éprouver la souffrance de l’éblouissement. Dans le second moment la sensation se précise et prend, s’il y a lieu, un caractère clairement douloureux ou agréable, résultant de ce qu’elle est nuisible ou utile. Les psychologues allemands ont donné à ce caractère le nom de tonalité, devenu classique. On distingue la peine du plaisir comme on distingue le ton mineur du ton majeur, où les relations et les intervalles ne sont plus les mêmes. Enfin, lorsque la sensation de douleur ou de plaisir ne s’éteint pas immédiatement pour laisser place, soit à une action indifférente, soit à une autre sensation, il survient un troisième moment, appelé par l’école anglaise la diffusion nerveuse : la sensation, s’élargissant comme une onde, excite sympathiquement tout le système nerveux, éveille par association ou suggestion une foule de sentiments et de pensées complémentaires, en un mot envahit la conscience entière. À cet instant la sensation, qui ne semblait d’abord qu’agréable ou désagréable, tend à devenir esthétique ou antiesthétique. L’émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, dans une sorte de résonance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentiments. L’émotion esthétique

  1. Voir la Douleur ; par M. Ch. Richet (Revue philosophique, 1877, p. 475).