Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sons doux éveillent des idées de sympathie et d’amour[1], etc.

Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? — C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré, et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.

Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois moments : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce que nous appellerons avec M. Spencer un choc léger ou violent ; il distingue plus ou moins vaguement l’intensité et la qualité spécifique de l’impression, mais rien de plus ; nous ne confondons pas une sensation faible avec une forte, ou une sensation de son avec une sensation de couleur, mais à ce premier moment nous savons à peine encore si la sensation sera douloureuse ou agréable : par exemple, un instrument tranchant qui pénètre dans les chairs ne produit tout d’abord qu’une vive sensation de

  1. On voit combien est controuvée cette théorie de M. E. Hanslick, d’après laquelle la musique serait essentiellement « inexpressive, » et aussi cette affirmation étrange de M. Fechner lui-même, selon laquelle la musique ne serait pas susceptible d’éveiller des associations d’idées.

    Remarquons d’ailleurs qu’on ne peut ramener tout à fait le plaisir de l’ouïe, pas plus que celui de la vue, au jeu indifîérent d’un organe particulier. Les vibrations sonores peuvent être perçues par le corps tout entier, et indépendamment de l’ouïe doivent offrir déjà quelque chose de plus ou moins esthétique. Un aveugle sourd, qui reconnaît le passage d’une personne à l’ébranlement de l’air oa du plancher, doit pouvoir distinguer un pas léger ou pesant : c’est le germe de l’impression de la grâce.