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l’ardeur d’une fièvre violente, le contact de la glace sur mon front. Pour rendre très faiblement l’impression ressentie, je ne puis que la comparer au plaisir qu’éprouve l’oreille en retrouvant l’accord parfait après une longue série de dissonances ; mais cette simple sensation de fraîcheur était bien plus profonde, plus suave et en somme plus esthétique que l’accord passager de quelques notes chatouillant l’oreille : elle me faisait assister à une résurrection graduelle de toute l’harmonie intérieure ; je sentais en moi une sorte d’apaisement physique et moral infiniment doux. Peut-être aussi, dans la maladie, la délicatesse du système nerveux étant excessive, les moindres sensations nous ébranlent profondément et tendent ainsi à prendre une nuance esthétique qu’elles n’ont pas en temps ordinaire.

Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer l’œil en grande partie. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statues[1]. Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux,

  1. Peut-être, au contraire, pour les aveugles, la supériorité esthétique des lignes courbes et des surfaces arrondies est-elle plus marquée encore que pour ceux qui jugent avec leurs yeux : les angles, surtout les angles sortants, blessent presque le toucher ; ils froissent beaucoup moins la vue. Le toucher, sous bien des rapports, doit avoir, lorsqu’il est exercé, autant et plus de délicatesse que l’œil.