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vie, à un besoin profond et durable de l’être, leur caractère esthétique s’affaiblit et même disparaît. Si le mélomane pouvait, comme les cigales de la fable, se nourrir vraiment de musique, la musique cesserait pour lui d’être belle. Le beau ne tiendrait ainsi à la vie que par un lien léger et extérieur.

En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d’esthétiques aux sensations de l’ouïe ou de la vue, qui seules n’intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu’elle soit, et lorsqu’elle n’est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré d’intensité, de retentissement dans la conscience. Aussi pensons-nous, contrairement à la doctrine habituelle, à celle de Kant, de Maine de Biran, de Cousin et de Jouffroy, que tous nos sens sont capables de nous fournir des émotions esthétiques. Considérons d’abord les sensations de chaud et de froid, qui semblent si étrangères à la beauté. Un peu d’attention nous y fera découvrir déjà un caractère esthétique. On sait le rôle que jouent la « fraîcheur » ou la « tiédeur » de l’air dans les descriptions de paysage. Ce n’est pas seulement la lumière du soleil qui est belle, c’est aussi sa vivifiante chaleur, qui n’est d’ailleurs elle-même que la lumière perçue par l’organisme tout entier. Un aveugle, voulant exprimer la volupté que lui causait cette chaleur du soleil invisible pour lui, disait qu’il croyait « entendre le soleil » comme une harmonie. Je me souviendrai toujours de la sensation extraordinairement suave que me causa, dans