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de la vengeance se confond chez les natures sauvages avec l’amour de la justice, la colère n’est qu’une forme inférieur de l’indignation, l’envie enveloppe un sentiment d’égalité ; la haine, qui a la même origine que l’esprit de vengeance, renferme aussi un grand nombre d’éléments où se retrouve comme une moralité déviée ; elle est d’ailleurs pour l’individu une condition d’existence au milieu des races barbares : aussi est-ce surtout dans ce milieu qu’elle plaît. En général, les sentiments énergiques, la volonté tenace, violente même, ont toujours quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid.

Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentiments les plus moraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquents. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentiments moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentiments ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à