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n’est donc pas, à vrai dire, quelque chose de distinct de la force même : il est simplement un moyen pour la force de se conserver aussi grande que possible en face des résistances ; l’ordre est une économie de force. La troisième qualité du mouvement, la grâce, a été le mieux étudiée par M. Spencer, qui a complété par des vues scientifiques les doctrines trop métaphysiques de Schiller et de Schelling. Quel mouvement nous donne, quand nous l’exécutons ou quand nous le regardons, l’impression de la grâce ? C’est celui où tout effort musculaire semble avoir disparu, où les membres se jouent librement, comme portés par l’air[1]. De là la supériorité du mouvement curviligne ; la ligne courbe, formée d’une infinité de lignes qui se fondent sans interruption l’une dans l’autre, est comme le schéma d’un mouvement dans lequel très peu de force se perd, où aucun effort inutile n’est demandé à aucun muscle. Au contraire, un mouvement maladroit est celui qui implique un changement soudain de direction, quelque chose d’anguleux, une perte trop grande de force, l’excès dans l’effort musculaire. En somme, à ce premier point de vue, toute beauté

  1. M. Spencer nous raconte à quelle occasion il vint à concevoir cette théorie si ingénieuse de la grâce : « Un soir, dit-il, j’étais à regarder une danseuse, et au dedans de moi je condamnais ses tours de force comme autant de dislocations barbares qu’on aurait sifflées si les gens n’avaient pas tous la lâcheté d’applaudir ce qu’ils croient être de mode d’applaudir ; je m’aperçus que, si dans l’ensemble il se glissait par hasard quelques mouvements d’une grâce vraie, c’étaient ceux qui, par comparaison, coûtaient peu d’efforts. Il me revint à l’esprit divers faits qui confirmaient mon idée, et j’arrivai alors à conclure, d’une façon générale, qu’une action a d’autant plus de grâce qu’elle s’exécute avec une moindre dépense de force. » (Essai sur la grâce, traduction Burdeau.)