Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de paraître exister, tant le fictif en lui-même et par lui-même est peu esthétique.

Il existe dans l’harmonie intime de la vie, dans la solidarité qu’elle suppose entre tous les membres, une beauté profonde et vraie que l’art peut s’essayer à reproduire même au moyen de l’incorrection des formes ; mais il faut alors que l’artiste introduise en cette incorrection l’équilibre et la proportion méthodique sans lesquels la vie est toujours impossible : alors on pourra dans les dissonances mêmes retrouver un principe d’harmonie, sous la fiction la réalité, sous l’imitation la nature[1]. L’imitation du laid n’est donc pour l’art humain qu’un moyen nécessaire, un procédé ; ce n’est pas son but dernier et définitif. Nous sentons vaguement que le laid n’est pas fait pour vivre, que, dans la nature, les monstres tendent à disparaître sans se reproduire et ne sont que des erreurs

  1. « Un vrai statuaire, a écrit récemment M. Sully Prudhomme, peut faire un chef-d’œuvre du buste d’un bossu, s’il a pénétré et exprimé par le concert des formes l’intime solidarité vitale qui fait influer la gibbosité sur l’angle facial et sur les traits mêmes du visage, car les bossus les plus différents se ressemblent par le rayonnement de leur commun caractère ; ils ont la bosse partout. À ce point de vue, il y a un beau bossu pour le sculpteur, comme il y a un beau cas de bosse pour le naturaliste qui admire la coordination des caractères. Cette beauté-là n’est, bien entendu, qu’une condition du beau plastique, mais elle est fort estimée des artistes, parce qu’elle est essentielle et rare, et suppose une grande puissance d’observation. À leurs yeux, celui qui trahit la vérité plastique au profit d’une beauté imaginaire est inférieur à celui qui la respecte avec une imagination pauvre. » (L’expression dans les œuvres d’art, p. 204.) C’est donc la beauté de la laideur même, l’harmonie persistante sous les discordances, c’est la vie réalisant un certain ordre au sein du désordre, qui fait la beauté d’un bossu peint ou sculpté par un maître.