Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

calmer bien des soifs, un air pur enivrer bien des poitrines, un concert dans une salle sonore et vaste charmer bien des oreilles, un joli visage ou un beau tableau attirer bien des regards sans se déflorer.


En somme, rien de plus inexact que ette entière opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme, » de trouble et de désir. Il n’est pas d’émotion esthétique qui n’éveille en nous une multitude de désirs et de besoins plus ou moins inconscients ; quand nous sommes émus par une marche guerrière, nous éprouvons quelque impatience à être assis, nous avons besoin de marcher, de courir même, de chercher un ennemi à combattre. Certaines phrases musicales qui sont une sorte de caresse amoureuse font pour ainsi dire naître le baiser sur notre bouche. Quelqu’un a-t-il jamais lu ces vers de Musset :


Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous.
Voici la verte Écosse, et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux…


sans éprouver une vague nostalgie des pays poétiques et inconnus, un besoin d’horizons nouveaux ?

Il y a du plaisir dans le désir même et la période de désir nous reste souvent dans l’esprit comme plus délicieuse que la jouissance ; de là les grandes jouissances