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phiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, éclataient au beau milieu de ces tranquilles alexandrins que Delille attachait deux à deux, le matin, couché dans son lit bien chaud, fenêtres closes, en attendant que sa nièce lui apportât ses vêtements. Certes ces pauvres vers monotones et vides, cadre commode pour une pensée qui cherchait à penser le moins possible — c’est-à-dire à décrire — devaient être disloqués à jamais par le progrès de l’art. Il fallait, pour les idées nouvelles, pour les sentiments nouveaux, une forme plus flexible et plus riche, quoique imaginée d’après les principes immuables du vers ; par la force des choses, cette forme naquit : c’était comme le bouleversement moral et politique du siècle précédent qui finissait par retentir dans le domaine de la métrique.

La grande supériorité des contre-temps et des enjambements vient de ce qu’ils pelivent, en condensant deux ou trois phrases dans le même vers, y faire tenir plus d’idées, plus de sentiments, y accumuler pour ainsi dire plus d’émotion latente, plus de force nerveuse. Lorsque l’alexandrin de Boileau, avec sa démarche solennelle, pouvait porter en lui et soutenir une idée, c’était déjà beaucoup ; celui d’André Chénier et de V. Hugo est tout ensemble plus plein et d’allure plus rapide. Les phrases courtes, sentencieuses, vibrantes, les longues périodes entraînant avec elles un flot d’images, tout entre dans ce vers, qui est toujours capable de contenir ce qu’y veut mettre une pensée riche. Les auteurs du dix-huitième siècle et du dix-septième avaient des vers lâches et traînants où ils