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viennent, le mot doit perdre sa valeur pour lui-même, s’effacer. Il nous semble qu’un vrai poète devrait trembler à la pensée qu’un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu changer ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité ; quelle misérable chose que de se dire : Cette larme-là ou ce sanglot vient pour la rime riche ! La position du poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez choquante par moments, sans qu’on en exagère encore l’embarras en demandant à la rime « une lettre de plus qu’il n’en fallait jadis. » Devant l’harmonie large de la pensée, l’auditeur oublie les raffinements de l’oreille et ceux des autres sens, surtout quand ces raffinements s’exercent non seulement au sujet de sons musicaux comme les voyelles, mais de simples bruits comme les consonnes. Il n’est pas plus nécessaire d’accompagner du « tintement » de la rime riche une pensée puissante, portant son rythme et sa musique en soi, qu’il n’est utile d’accompagner l’adagio de la sonate pathétique, comme certains airs de danse, avec des cymbales et des castagnettes. Pour prendre un autre exemple du même genre, fait-on attention à une porte qui grince ou à une mouche qui bourdonne quand on écoute une symphonie d’un maître ? On peut dire à ceux qui ont entendu tous les murmures confus de la salle : c’est que vous n’écouliez pas, ou que, comme musicien, vous n’avez pas d’oreille.

Un dernier inconvénient, et non le moindre, du système poétique que nous examinons, c’est qu’il tend à appauvrir le cerveau du poète, à l’épuiser, à le vider par un procédé tout mécanique. Le nombre des idées, en effet, se trouve