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La préoccupation exclusive de la rime sonore, érigée en principe par tous les disciples du romantisme, a sur le poète une influence psychologique qu’il est curieux d’étudier ; elle produit sur son esprit plusieurs effets distincts,

    la rime des différences qui peuvent reparaître à un moment donné dans la prononciation, par la liaison des mots. Ainsi l’s du pluriel et l’r de l’infinitif, sourdes d’habitude, doivent se faire entendre dès que le mot qu’elles terminent se trouve suivi d’une voyelle : ces consonnes existent donc toujours pour l’esprit, même quand l’oreille ne les entend pas ; elles restent pour ainsi dire sur le bout de la langue, tandis que l’m de faim, le t de tort, l’r de berger n’existent plus que pour les yeux et ne doivent plus frapper nulle oreille. En somme, et quoi qu’on en ait dit, la rime regarde l’oreille beaucoup plus que les yeux. Même quand on lit à voix basse, on entend intérieurement la rime plus encore peut-être qu’on n’en remarque l’orthographe.

    Un dernier principe a été invoqué dans l’appréciation de la rime : la question de la difficulté vaincue. On a rejeté d’excellentes rimes pour l’unique raison qu’elles sont trop nombreuses. Par exemple, les rimes en ir sans consonnes d’appui sont blâmées par les modernes, tandis qu’ils approuvent les rimes en er (sonore), or ou ur. On ne tolère pas les rimes en ant sans consonne d’appui, et on accepte d’habitude les rimes en an (par exemple, dans V. Hugo, Adam et océan). L’oreille n’est pour rien dans tout cela, bien entendu. — « Il serait trop facile de faire des vers, » — voilà la seule raison que donnent les versificateurs. Mais ne serait-il pas toujours aussi difficile d’en faire de beaux ? Les poètes se plaisent parfois à se donner eux-mêmes des entraves et à se mettre, comme dit Musset, « de bons clous à la pensée. » Comme s’ils pouvaient jamais avoir trop de mots pour bien choisir celui qui exprime le mieux l’idée ! Une pensée donnée veut un mot qui lui réponde exactement, et si tel mot en ant lui répond mieux que tel autre, pour quelle raison mutiler l’idée afin de satisfaire une fantaisie qui n’a pas son principe dans la théorie même du vers ! Il ne faut pas introduire dans la poésie ces fausses symétries et ces règles sans but que Pascal comparait aux « fausses fenêtres » dans l’architecture. Le poète ne doit donc, selon nous, se préoccuper dans la rime que de la consonance, surtout de la consonance des voyelles. Quant à toutes les autres règles de la prosodie classique ou romantique au sujet de la rime, elles ne reposent sur rien et n’ont aucune valeur scientifique.