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nouveau emprunter quelques données à la musique. Un des effets les plus importants de l’art musical, ce sont les contre-temps et les syncopes. Un rythme régulier étant considéré comme l’expression physiologique d’une certaine tension nerveuse, la rupture momentanée de ce rythme marquera une brusque rupture d’équilibre dans l’organisme et comme l’invasion d’une émotion nouvelle et tumultueuse, qui se transmettra à l’auditeur. Aussi, dans la musique passionnée des modernes, les contre-temps, les syncopes, tous les effets tirés du rythme jouent un rôle de plus en plus grand. Seulement, remarquons-le bien, le contretemps ne supprime en aucune façon la mesure ; l’impression qu’il produit vient précisément de ce que l’oreille, ayant le sentiment exact de la mesure, devine où devait tomber le temps fort ; déçue d’abord dans son attente, elle éprouve un certain plaisir à le retrouver, quoique en retard. Appliquons ces principes de toute musique à la musique du vers. Les poètes qui se modelaient sur Boileau ressemblaient à des musiciens auxquels on interdirait tout contre-temps ; aussi leur phrase mélodique avait-elle fini par devenir d’une banalité, d’une monotonie extrême. Les effets de rythme devaient au contraire permettre aux La Fontaine, aux André Chénier et surtout aux V. Hugo de varier indéfiniment la mélodie du vers ; mais ces effets ne doivent en aucune manière déranger la mesure et rompre l’équilibre de la phrase musicale. Or, nous le savons, c’est la césure et la rime qui dans le vers marquent la mesure : elles ont le rôle du bâton de chef d’orchestre ; il faut donc qu’on les sente toujours, il faut que la division rationnelle