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Évidemment ce ne sont plus là des vers du type ordinaire ; mais peut-on dire que ce soient encore des vers ? Aucune de ces lignes offre-t-elle rien de musical, le moindre rythme saisissable à l’oreille ? Ne suffirait-il pas d’ouvrir un livre de prose pour y trouver un certain nombre de bouts de phrases analogues, offrant par hasard douze syllabes ? La rime ne peut pas plus les transformer en vers que l’artifice typographique par lequel on les imprime à la ligne, avec des majuscules au premier mot ; des vers blancs seraient

    Enfin un poète d’origine péruvienne, M. Vergalo, admiré sans réserve par MM. de Banville et Soulary, approuvé dans une certaine mesure par M. Sully Prudhomme et appelé (il n’en doute pas lui-même) à régénérer la poésie et la poétique françaises, écrit ces vers, qui doivent être dits d’une seule haleine, sans aucune césure, parce qu’ils sont « faits d’un seul coup de pinceau, pleins et immenses » :


    Peuvent audacieusement jouer leur rôle…
    Ou de tout autre moyen de mettre une fin…
    Tout le monde se trouvait à bâbord, la tête…
    Chaque homme peut user de son franc arbitre et,
    Sans pression, aller ou non vers lui d’un trait…


    « Ce sont là des vers très harmonieux, nous dit leur auteur avec conviction, pleins d’images et pas ennuyeux ; évidemment c’est un coup d’art. Voilà le doigté créé par nous, voilà la facture de l’école vergalienne ! » Malheur à ceux qui ne comprennent pas les « nouvelles voluptés de l’oreille, » et qui refusent de suivre M. Vergalo dans la voie où il veut, d’accord avec M. de Banville, entraîner la poésie française ! « Je suis un poète innovateur, écrit-il dans sa Poétique nouvelle (Lemerre, 2e édition)… Je sais où marche l’humanité… Je fais une poétique nouvelle, une prosodie nouvelle, c’est-à-dire un coup d’art, une révolution… Notre école, l’école vergalienne, est celle du progrès et du sens commun… La poésie contemporaine ou celle du vingtième siècle sera vergalienne, ou elle mourra. » Nous ne savons si la poésie contemporaine tend à « devenir vergalienne, » mais à coup sûr elle aboutit parfois à d’étranges cacophonies.