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analogie M. de Banville conseillerait-il à un peintre qui commence un tableau de fixer d’abord sur sa toile un nez, une jambe, des favoris avant d’esquisser le visage, des lambeaux de toile bien drapés avant de dessiner le bras qui doit les retenir ou le genou qui doit les supporter. — Les rimes trouvées, comment le poète les ajustera-t-il ? Le problème du vers ainsi posé, et c’est ainsi que le pose toute l’école moderne issue du romantisme, il n’y a rationnellement qu’une réponse possible, c’est celle que M. de Banville va faire avec une merveilleuse franchise. Le poète, dit-il, ajustera ses vers « en bouchant les trous avec sa main d’artiste, » et, pour boucher les trous, il a toujours la « cheville, » ce secours des dieux. Pas de vers sans chevilles ; car, si la rime est l’essentiel, tout l’art du poète ne consiste plus qu’à lier deux rimes ensemble : or, ici, la pensée seule est impuissante, il faut ce qu’Alfred de Musset appelait la menuiserie. Tout cela est très bien déduit des principes mêmes du romantisme. « Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles, dit M. de Banville, me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée. » La seule différence entre les mauvais poètes et les bons, c’est que les chevilles des premiers sont placées « bêtement, » tandis que celles des bons poètes sont « des miracles d’invention et d’ingéniosité. » En résumé, selon M. de Banville, le poète n’a pas d’idées dans le cerveau, il a simplement des sonorités, des rimes, des calembours ; ces calembours le hantent et lui fournissent des idées ou un semblant d’idées ; puis, toutes les fois qu’une solution de continuité se présente entre les