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des périodes poétiques et des strophes : elle est son modérateur et son régulateur[1]. On pourrait la comparer à un balancier qui se lève et s’abaisse à temps égaux, et qui à chaque coup frappe le vers comme une médaille, en lui imprimant sa forme définitive. Sans la rime, cette durée incertaine des syllabes qui caractérise les langues modernes — et qui, nous le répétons, n’est pas en elle-même un défaut — rendrait incertaine et flottante la durée même du vers. S’il y a dans les vers blancs une harmonie incontestable, elle est encore trop vague : ils produisent sur l’oreille une impression très analogue à celle que nous fait éprouver une série de phrases musicales « carrées » et bien rythmées en elles-mêmes, mais jouées toutes tempo rubato par un musicien inexpérimenté ; l’oreille cherche les articulations des phrases sans pouvoir les découvrir, et, toujours déçue, elle pressent un chant mélodique qu’elle ne peut saisir. Par la rime s’introduit l’ordre et pour ainsi dire la lumière en cette harmonie encore obscure ; on entrevoit alors, dans la période poétique qui se développe, une correspondance et une dépendance mutuelle de parties ; une sorte de force attractive rapproche les vers les uns des autres et les fait désormais graviter ensemble dans la même orbite, avec une régularité de mouvements et un concert qui n’est pas sans rappeler par une lointaine analogie ce que les philosophes anciens nommaient la musique des sphères.

Au plaisir de nous faire sentir le rythme, la rime en

  1. C’est ce qu’a très bien montré M. de Fouquières, p. 19 et suiv.