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par le même nombre que noire alexandrin (la somme de ses syllabes valait 12 longues). Ces vers puissants et touffus ressemblent aux fleurs dont les espèces ont maintenant disparu, et qui pourtant se sont nourries autrefois des mêmes rayons solaires et de la même terre que celles d’aujourd’hui ; on les retrouve en fouillant le sol ; la masse de leurs tiges noircies nous rend un peu de la chaleur qu’elles ont gardé depuis des siècles, mais rien de cette grâce, de cette lumineuse fraîcheur qui rayonnait jadis sur leurs feuilles et leurs corolles.

Si le vers antique, fondé sur la pure quantité, a disparu, c’est qu’il y avait, nous le répétons, un défaut essentiel dans sa constitution même : rien de tel dans le vers moderne ; ce dernier est d’une architecture un peu grossière au premier abord, mais sohde et résistante. L’alexandrin, type du vers français, repose sur cette loi que, si l’on fait entendre douze syllabes, les unes brèves, les autres longues, une sorte de moyenne s’établit entre leur quantité devenue incertaine aujourd’hui ; elles se compensent l’une l’autre, elles se corrigent ; après avoir défilé devant l’oreille de leur pas sonore, les unes en courant, les autres avec une démarche plus grave, elles laissent l’impression de

    sation, les syllabes sur lesquelles il ne porte pas tendent à se raccourcir. L’accent tonique était donc, dans les langues grecque et latine, en lutte perpétuelle avec la quantité. Le vers antique marque un équilibre essentiellement instable entre ces deux forces qui tiraient à elles le langage ; avant la fin de l’empire romain, on ne comprenait déjà plus le vers latin ou grec ; aujourd’hui, aucun de nous n’est capable de se représenter l’effet qu’il produisait exactement sur l’oreille : les hexamètres allemands ou russes n’en sont que des imitations assez grossières.