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— la loi de la contagion sympathique, — elle tend à faire passer ce sentiment au cœur de l’auditeur. Ainsi, parler en vers, c’est déjà dire par la simple cadence de son langage : Je souffre trop ou je suis trop heureux pour exprimer ce que je sens dans la langue vulgaire. Le rythme du vers est comme le battement du cœur devenu sensible à l’oreille et réglant notre voix, si bien que les autres cœurs finissent par battre à l’unisson.

De même que le vers exprime naturellement l’émotion et la propage, il est aussi un moyen de concentrer sur elle, sans aucune perte de force vive, l’intelligence de l’auditeur. En effet, un langage où tout est rythmé et régulier économise l’attention, l’effort intellectuel. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Spencer que la prose, en sa complète irrégularité, exige toujours du lecteur une dépense plus grande d’« énergie mentale, » qu’elle tend à le distraire davantage du développement des idées ou des émotions, et que le rythme, au contraire, nous permet d’économiser nos forces « en prévoyant la dose d’attention requise pour saisir chaque syllabe[1]. » — Les beaux vers sont souvent plus difficiles à comprendre que de la prose : cela tient tantôt à la condensation, tantôt à l’élévation plus grande de la pensée. Il faut reconnaître cependant que, par lui-même, le langage rythmé pénètre plus vite et laisse plus de trace dans le cerveau ; à ce point de vue, c’est un instrument plus parfait, dans lequel on a supprimé des frotte-

  1. Voir sur ce sujet M. Herbert Spencer (Philosophie du style, Essais), dont M. Gurney critique avec raison certaines exagérations de théorie (The power of sound, 441).