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triomphante auprès du plus grand nombre ; ne sera-t-elle pas, ou à peu près, le seul langage de demain ?


Selon nous, le vers n’est pas aussi artificiel que le prétendent les partisans exclusifs de la prose ; il a son origine dans la nature même de l’homme ; il a par conséquent des chances de durée indéfinie. D’après les données de la physiologie, la langue rythmée du vers, qui a pour but d’exprimer avant tout des émotions, a elle-même l’émotion pour cause première. C’est un fait que, sous l’influence des sentiments puissants, nos gestes tendent à prendre une allure rythmée. La loi de la « diffusion nerveuse » fait d’abord que l’excitation née dans le cerveau se propage plus ou moins loin à travers les membres, comme l’agitation dans l’eau auparavant tranquille. De plus, la « loi du rythme, » qui, selon Tyndall et Spencer, régit tous les mouvements, change l’agitation en ondulation régulière. Dans la simple impatience ou dans l’inquiétude, notre jambe se remue et oscille ; dans la souffrance physique, parfois dans la souffrance morale, le corps entier s’agite et, si l’émotion n’est pas trop violente, il tend à se balancer d’avant en arrière et à régulariser sa propre agitation. Enfin une joie très vive porte à sauter et à danser. Mêmes lois et mêmes phénomènes dans les organes de la voix. Nous touchons ici au fait essentiel : la parole, par suite de l’excitation nerveuse, acquiert une force et un rythme appréciables ; un orateur, en s’échauffant, introduit par degrés dans son discours la mesure et le nombre qui manquaient au début : plus sa pensée devient puissante et riche,