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à la poésie. La prose est une envahissante qui sans cesse tourne à son usage et s’approprie tout ce que le vers a créé : elle s’est enrichie d’une foule d’expressions figurées, de mots images que ce dernier avait contribué à produire. Ce sont des tempéraments de poètes qui ont accompli la révolution romantique ; ce sont aujourd’hui les prosateurs qui en profitent le plus et comptent les noms les plus illustres. La prose a accaparé la succession de la poésie épique et didactique ; peu s’en faut qu’elle n’ait pris déjà pleine possession du théâtre ; c’est elle qui a fait le roman moderne. De nos jours, combien d’écrivains dont chacun connaît les noms, combien de romanciers ou de critiques, après avoir commencé par le vers, l’ont presque abandonné plus tard[1] ? Sainte-Beuve le constatait et s’en plaignait un peu, quoiqu’il eût lui-même prêché d’exemple ; il songeait avec peine à toutes ces idées jetées par lui et par tant d’autres au hasard de la prose, dans l’insouciance du travail quotidien, et il les comparait à « de la poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix, au fil du courant. » Il faut maintenant plus que de l’inspiration, il faut du courage pour écrire en vers. « Trouver six beaux vers ! s’écrie spirituellement M. Taine (encore un poète sans le rythme) ; mais j’aimerais mieux commander une armée… Il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers ! » Dès aujourd’hui, la prose est la langue

  1. M. A. Daudet, M. Theuriet, M. A. Lefèvre, etc., etc., ou en remontant plus haut, Sainte-Reuve, Th. Gautier, E. Quinet et tant d’autres dont la prose, on le sent en maint endroit, avait « touché la rose, c’est-à-dire la poésie. »