Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religieux de cette forme absolument parfaite qu’exige la poésie. Les vers avaient leur dieu, et il semblait qu’un beau vers fût l’incarnation même d’Apollon. Encore de nos jours, ce qui soutient dans leur tache les derniers poètes, c’est l’illusion du parfait, de l’absolu, que ne peut donner la prose la plus limée. Croire qu’on a réalisé un ajustement d’idées et de mots que rien ne peut plus détruire, s’imaginer qu’on a trouvé pour eux l’équilibre éternel, ou plutôt le mouvement perpétuel du rythme soulevant les syllabes et les entraînant en cadence sans les heurter, quoi de plus séduisant et de moins vrai ? La prose, ce qu’il y a de plus relatif et de plus mobile dans le langage, semble mieux convenir pour l’expression de nos idées modernes, si changeantes elles-mêmes. Les grands poèmes des anciens âges ressemblent à ces pyramides dressées pour l’éternité, où les vieux peuples aimaient à inscrire leur histoire en caractères merveilleux et symboliques : aujourd’hui, les faits et les idées se succèdent si vite pour nos cerveaux fatigués que nous avons à peine le temps de les transcrire à la hâte, le plus simplement possible, sans symboles ni figures délicatement sculptées ; puis nous laissons s’envoler au gré du vent tous ces feuillets noircis : écrire n’est plus graver.

Une seconde supériorité de la prose, selon ses partisans, c’est d’être plus exacte que le vers dans la reproduction de la réalité, plus scientifique, plus impersonnelle, plus « objective » en un mot, comme toutes les choses moyennes ; d’autre part, elle a acquis de nos jours une souplesse telle qu’elle ne recule devant aucun des effets réservés jusqu’alors