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LIVRE III
L’AVENIR ET LES LOIS DU VERS

Les instruments de musique qui ont été longtemps aux mains des grands maîtres en gardent à jamais quelque chose ; les mélodies dont a frémi le violon d’un Kreutzer ou d’un Viotti semblent avoir peu à peu façonné le bois dur ; ses molécules inertes, traversées par des vibrations toujours harmonieuses, se sont d’elles-mêmes disposées dans je ne sais quel ordre qui les rend plus propres à vibrer de nouveau selon les lois de l’harmonie : l’instrument purement mécanique est devenu à la longue une sorte d’organisme où l’art même du musicien s’est incarné ; il a pris l’habitude de chanter. Le vers ressemble à ces instruments presque vivants, créés peu à peu par le génie ; toute pensée, en passant au travers, prend une voix musicale et chante, et il semble qu’il n’y ait qu’à le toucher pour en tirer une mélodie. Cette belle résonance du vers, si puissante sur l’àme des anciens, si puissante encore aujourd’hui sur nous tous, continuera-t-elle longtemps à nous séduire et à tenter pour ainsi dire le génie ? Cet instrument merveilleux, qu’on ne peut plus refaire une fois brisé, est peut-être