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vertes de la science ou les systèmes tout faits de tel ou tel philosophe, comme si on pouvait vraiment mettre en vers autre chose que sa propre pensée, en ce qu’elle a de plus personnel[1]. Rien d’opposé au rôle de poète comme celui de traducteur ou de compilateur. Les vérités scientifiques, pour devenir poétiques, ont donc besoin d’une condition essentielle : il faut qu’elles soient devenues assez familières au poète lui-même et à ses lecteurs pour pouvoir prendre la forme du sentiment et de l’intuition. Le poète peut être un penseur, non un maître d’école ; il doit suggérer, non enseigner. « Si le poète, dit M. Shairp, est obligé d’instruire préalablement ses lecteurs des faits qu’il veut traduire dans le langage de l’imagination, il se trouve forcé par là même de devenir froid et sans poésie. Ainsi Lucrèce n’est pas sans lourdeur dans les parties de son poème où il argumente et expose philosophiquement la théorie atomiste, mais il prend son essor dès que, laissant derrière lui l’enseignement, il s’abandonne à la contemplation des grands mouvements élémentaires et de la vaste vie qui pénètre l’ensemble des choses. » Si Virgile, lui, a pu être didactique sans dommage pour la poésie, c’est qu’il s’agis-

  1. Dans une spirituelle étude intitulée un Poète philosophe : Sully Prudhomme, M. Coquelin dit avec raison en parlant du poème de la Justice : « J’avoue que, pour mon compte, je trouve quelque chose d’excessif à traiter ainsi la poésie comme une science exacte. Nous serons bien avancés quand nous lui aurons donné, à elle qui est chose ailée et fuyante, l’allure positive et pointue de la science ! Si, pour suivre la pensée du poète, il nous faut déployer la même somme d’attention que pour suivre une théorie de Kant, que gagnons-nous à ne pas lire Kant lui-même ? »