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second ordre ; les autres sentent fortement, pensent non moins fortement et voient la vérité exacte, ce sont les poètes de premier ordre. — Même la puissance de sensation, chez le poète, s’explique en grande partie par une puissance d’induction, de généralisation, qui lui fait tirer de la chose perçue toutes les idées indistinctes et confuses qu’elle contenait. De là vient, comme le remarque encore M. Ruskin, que les génies montrent leur grandeur jusque dans la manière dont ils traitent le détail : maximus in minimis ; « et cette grandeur de manière consiste à saisir par la pensée, en même temps que le caractère spécifique de l’objet, tous les traits de beauté qu’il a en commun avec les ordres plus élevés de l’existence. » Cette perception de l’universelle analogie dans l’universelle différence n’estelie pas identique à ce que Leibnitz appelait le sens philosophique par excellence ? La qualité maîtresse qui distingue le grand poète se trouve donc être au fond la qualité essentielle du philosophe.

La plus notable partie des êtres vivants sentent en moyenne de la même manière ; la principale différence entre leurs sensations vient de l’étendue plus ou moins grande de leur intelligence, qui tantôt ne saisit que l’objet brut, tantôt devine en lui un monde. Celui qui voyage en Normandie aperçoit de longues files de bœufs, couchés paresseusement, les yeux grands ouverts, regardant le frais paysage aux lignes noyées que parfois un peintre est précisément en train de reproduire : une même image se reflète ainsi à la fois dans les yeux de l’homme et des animaux ; la différence, c’est que dans le cerveau des uns cette image glissera sans