Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

effet ce progrès, c’est la difficulté croissante pour la sensibilité d’éprouver du plaisir là où l’intelligence n’est pas satisfaite : nous avons besoin de penser pour jouir pleinement. L’homme intelligent en vient donc à dédaigner les jouissances trop grossières et trop animales, par exemple l’amour purement physique, non enveloppé et voilé sous la foule des idées morales, religieuses ou philosophiques. Les plaisirs plus intellectuels acquièrent au contraire une valeur croissante. Ainsi, à mesure que le domaine de l’intelligence s’agrandit, des espèces nouvelles de plaisir ou de peine sont créées : le poète leur donne une forme. L’idée, loin d’étouffer l’image, contribue souvent à la produire ; la science établit sans cesse entre les choses de nouveaux rapports qui donnent lieu à des apparences inattendues pour l’œil même : la palette de l’écrivain s’enrichit par l’enrichissement de la pensée. De même qu’à l’origine l’intelligence semble être sortie du pouvoir de sentir, de même, par une évolution en sens inverse, une sensibilité plus exquise sort de l’intelligence même : dans chacun de nos sentiments se retrouve notre être tout entier, si complexe aujourd’hui, et qui essaye de rendre sa pensée égale au monde ; dans chacun de nos mouvements, nous sentons passer un peu de l’agitation éternelle des choses, et dans une de nos sensations, quand nous prêtons l’oreille, nous entendons la nature entière résonner, comme nous croyons deviner tout le murmure de l’océan lointain dans une des coquilles trouvées sur sa grève.

__________