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et de l’océan, reste pour ainsi dire suspendue, comme la fleur même, au-dessus de l’immensité qui l’attire ; tout son amour finit par se fondre en une grande tristesse, tandis que le soleil disparaît lentement et que le gouffre noir semble « entrer dans son âme » avec les frissons de la nuit.

M. Sully Prudhomme, ce poète malheureusement inégal, développe lui aussi dans ses belles pièces, comme les Chaînes, une conception originale du sentiment de l’amour, et, par cela même, il y introduit une poésie nouvelle. Il voit à peine dans l’amour cette vive ardeur de la passion que les anciens y voyaient seule ; tandis que la plupart des autres poètes ont insisté sur les souffrances cuisantes du désir, il exprime plutôt cette souffrance sourde et profonde de l’attachement que déjà redoutait Pascal ; ce qui le frappe surtout, c’est le lien « frêle et douloureux » qui retient et peut déchirer. Aussi l’amour humain ne lui apparaît-il plus que comme un effet de l’éternelle solidarité qui unit tout dans l’univers et qui joint l’univers à notre âme. De même que d’un sourire nous faisons la « chaîne de nos yeux » et d’un baiser celle de notre bouche, ainsi de « longs fils soyeux » unissent notre cœur aux étoiles, un « trait d’or frémissant » au soleil, la « douceur du velours » aux roses que nous touchons. Notre cœur se prend partout où notre intelligence s’applique ; nous nous trouvons ainsi enveloppés dans une sorte de réseau infini d’amour, et c’est avec cet amour même qu’est faite notre douleur, car tout point aimant du cœur est un point sensible et douloureux : la souffrance morale est la