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goutte d’eau, chaque souffle d’air est chargé de vies invisibles ; la nature qu’Orphée avait cru voir s’ébranler sur son passage, nous la sentons tous aujourd’hui palpiter émue sous nos pas, et l’antique légende devient une vérité scientifique : le roc vit, la forêt vit, des voix s’en échappent ; « J’entends ce que crut entendre Orphée, » s’écrie V. Hugo. Pour la poésie moderne comme pour la science, les êtres les plus infimes acquièrent de l’importance. V. Hugo s’arrête devant une marguerite des champs pour voir le symbole d’un monde dans sa corolle disposée en rayons autour d’un centre ; il pousse même à l’excès le culte de la vie inférieure : il chante le crapaud, le crabe, la chouette, la chauve-souris ; ses vers, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, marquent toujours une importante évolution dans les sentiments modernes. Michelet, E. Quinet dans la Création, ont fait en prose de véritables épopées de la nature. Nous connaissons et nous connaîtrons de plus en plus les mœurs, les amours, l’histoire mêlée à la nôtre de tous les êtres qui nous entourent, et l’homme ne pourra plus se considérer à part de cette sorte d’humanité inférieure qui l’enveloppe.

Le sentiment du divin, lui aussi, a subi des changements si considérables qu’il est inutile d’insister à cet égard : quelle évolution depuis Homère jusqu’au christianisme ! Il y en a une non moins sensible du dix-septième siècle à nos jours, des vers de Racine père et fils sur le « Dieu caché » dont le monde révèle « la gloire » à la prière qui termine l’Espoir en Dieu, ou — pour parler des contemporains — aux doutes de M. Sully Prudhomme, aux « anathèmes »