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n’a pas fait lui-même, la loi de cette évolution et ses conséquences pour l’art. En premier lieu, tous les sentiments, spontanés d’abord et irréfléchis, qui entraînaient l’homme primitif comme par une action des nerfs purement réflexe, deviennent par degrés plus conscients et plus réfléchis. M. Renan et M. de Hartmann ont eux-mêmes fait voir comment la conscience tend de nos jours à pénétrer tout de sa lumière. En second lieu, les sentiments ont un objet plus général et plus abstrait ; ils n’ont pas besoin, pour être excités, d’objets extérieurs présents et tangibles ; ils peuvent s’appliquer non seulement à des êtres réels, mais à de pures idées, à de simples possibilités, à des formes, à des lois ; par exemple un peuple entier peut se passionner pour une idée, pour une doctrine philosophique ou politique, pour un système social, à plus forte raison pour un poème, un drame, un roman où la doctrine sera mise en action. Plus nous allons, plus le sentiment, qui n’était d’abord qu’une sorte d’extension de l’action réflexe, devient le prolongement nécessaire de toute pensée forte ; il tend à se fondre avec la pensée, il est la pensée même, vue sous un autre aspect. Notre sensibilité s’intellectualise et ne reste étrangère à aucun progrès notable de la science, car toute haute découverte scientifique a des conséquences philosophiques et finalement morales.

Analysons les sentiments les plus importants, ceux qui se rapportent à la nature, à la divinité, à l’homme : nous verrons quel changement ils ont subi et combien à notre époque ils sont devenus plus rationnels ou plus philosophiques, sans pour cela perdre de leur force et de leur