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Tous ces problèmes sont insolubles si on ne fait pas la part du génie, qui « souffle où il veut » et peut-être un jour soufflera de nouveau sur nous. M. Taine explique fort bien comment, le génie une fois donné, la peinture italienne ou flamande a été ce qu’elle a été ; mais il ne nous dit pas et ne peut nous dire pourquoi elle a été : ce n’est plus là une question de milieux, mais d’innéité, de penchants héréditaires, créés et développés par une série de causes trop complexes pour être analysées scientifiquement. Ces causes inconnues qui ont agi à un moment donné sur un peuple, puis, plus spécialement sur des individus privilégiés, rien ne peut nous faire prévoir qu’elles cesseront d’agir sur un autre peuple, à d’autres époques, et qu’on ne verra plus, par exemple, de Rubens ni de Vélasquez. De plus, quand les génies naissent, ils sont spécialisés d’avance : ils obéissent à une loi intime qui détermine leur direction[1]. Aurait-on pu empêcher un Mozart, un Haydn, un Rossini même, d’entendre, dès l’âge de dix ou douze ans, ses voix intérieures, de chanter comme l’oiseau et de composer d’instinct sonates ou opéras ? La science n’empêchera jamais le vrai génie de s’ouvrir lui-même une voie, comme les destins, et de trouver sa forme propre : fata viam invenient.

  1. S’ils veulent désobéir à cette loi, ils souffrent : l’artiste infidèle à la vocation de son génie ne tarde pas à y être ramené par une sorte de remords esthétique analogue au remords moral. (V. notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, I. III.)