Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déterminé auquel on put arriver par une voie régulière et méthodique. Si, par exemple, le beau était réalisé quelque pari, ou si seulement c’était un idéal à jamais immobile, la science pourrait finir par fixer les règles exactes au moyen desquelles on reproduirait le type éternel de beauté : l’artiste serait alors réduit au rôle de l’artisan travaillant, avec plus ou moins d’adresse de main, selon un modèle donné ; la part de l’instinct et de la spontanéité serait bornée à l’exécution. Par malheur ou par bonheur, l’invention reste toujours dans l’art la chose essentielle. L’art se distingue de la science par un trait de première importance et qu’on a trop négligé de marquer : c’est qu’il a besoin de découvrir son objet même, le beau, au lieu d’avoir simplement à analyser, à décomposer cet objet par le raisonnement. De ce qu’une œuvre donnée est belle, par exemple une tragédie de Racine, on ne peut jamais conclure qu’une autre œuvre, construite d’après une méthode analogue, sera belle, par exemple une tragédie de Voltaire : la première œuvre, précisément parce qu’elle a réalisé certaines beautés, a permis d’en entrevoir d’autres par delà ; elle a changé les conditions mêmes de la beauté. L’art ne pourra donc jamais devenir une affaire de pure science, parce qu’il est une sorte de création et que savoir n’est pas créer. L’instinct du poète ne pourra jamais être remplacé par la raison, comme l’instinct des jeunes mathématiciens dont nous parlions tout à l’heure : ici les rôles de l’instinct et de la raison sont trop divers, ils ne sauraient s’échanger.

La science même ne peut se passer du génie. Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche