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faire qu’une fois l’œuvre accomplie. Un naturaliste le comparerait à l’abeille ou à l’oiseau construisant des édifices merveilleux dont ils ignorent encore l’usage futur ; au contraire, beaucoup de nos poètes contemporains ont « des rapports trop exacts avec un menuisier » qui ajuste de propos délibéré les pièces d’un meuble. Maintenant, cet instinct spontané, qui semble seul constituer le vrai génie, ne subira-t-il pas de graves altérations lorsque l’homme, sous l’influence de la science, sera devenu un être de plus en plus réfléchi ? Que d’instincts ont ainsi disparu ! Les hommes préhistoriques, selon M. Bagehot, devaient avoir des sentiments et des impulsions que les sauvages actuels n’ont pas ; certains restes d’instincts qui les aidaient dans la lutte pour l’existence se sont eff’acés à mesure que la raison est venue. Des faits journahers nous montrent encore cette influence destructive de la raison sur l’instinct. On connaît ces curieux enfants mathématiciens, ces prodiges en arithmétique qui, par une faculté innée, jouent de mémoire avec les sommes les plus effrayantes ; eh bien, ils perdent toujours quelque ciiose de cette faculté, et même ils la perdent entièrement, si on leur apprend à compter par règles comme les autres hommes. Un nouveau problème se pose donc : faut-il raisonner par analogie de l’instinct au génie poétique et affirmer avec M. Renan que l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’espèce humaine, tombera peu à peu, comme tout le reste, « de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion, » deviendra une affaire de méthode, de calcul, de science en un mot, et s’effacera, s’évanouira