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taines statues de Michel-Ange, certaines symphonies de Beethoven condensent des idées que le temps doit développer, et c’est de ces idées entrevues qu’elles tirent leur puissance. L’obscurité dans l’œuvre d’art vient alors de la largeur même des horizons qu’elle nous ouvre : c’est ainsi que le ciel, sur les hautes montagnes, paraît noir, par cela même qu’il verse directement sur nous toute la lumière des espaces infinis.

Pas plus que le mystère et l’ignorance, la superstition ne nous semble indispensable à l’essor de l’imagination poétique, quoi qu’en ait dit Goethe, ce grand superstitieux qui croyait aux présages et voyait l’annonce de Waterloo dans le portrait de Napoléon tombé à terre. « La superstition, écrivait-il, est la poésie de la vie. » À l’origine, il est vrai, les mythes religieux ont eu leur poésie ; mais c’est qu’ils étaient, après tout, un premier essai d’explication. La superstition, en effet, consiste à placer dans les choses ou derrière les choses des volontés semblables aux nôtres : elle se réduit, comme l’a fait voir Auguste Comte, à une sorte de fétichisme. Les animaux ne sont pas superstitieux, parce qu’ils cherchent peu à comprendre ; l’humanité, au contraire, a voulu se rendre compte des phénomènes qu’elle apercevait, et pour cela s’est comme projetée en eux ; or cette première tentative pour systématiser l’univers avait sa grandeur, même au point de vue scientifique, et elle avait aussi sa poésie. Mais les mythes des anciens âges ne peuvent plus être pris au sérieux dans l’âge de la science. Faut-il le regretter au point de vue de l’art ? — Oui, nous dit-on, car il était plus poétique de placer derrière les objets