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art ne consiste pas dans des rêveries vides et à jamais stériles ; les pensées sublimes des poètes sont toujours des ouvertures sur le présent ou sur l’avenir ; si c’étaient de pures utopies, tout étrangères au réel, elles ne nous toucheraient point. Ce n’était pas une chimère, par exemple, que cette justice chantée par Sophocle dans un de ses plus beaux vers, cette justice « qui s’étend aussi loin que la voûte des cieux. » Nous la poursuivons encore aujourd’hui, et nous cherchons à lui faire envelopper la terre. Le savant écrit l’histoire précise et détaillée du monde, le poète en fait pour ainsi dire la légende. Mais la légende elle-même n’en est pas moins un document pour l’histoire, elle est souvent plus vraie et, comme dirait Aristote, plus « philosophique » que l’histoire. L’histoire ne nous fournit que des faits bruts, souvent contestables, tandis que la légende nous fait connaître les sentiments profonds et durables qui dominent ces faits et ont contribué à les produire. Ne retrouve-t-on pas, exprimés dans les légendes des vieux peuples, tout leur caractère personnel, toutes leurs aspirations confuses, en même temps que celles de l’humanité entière ? Dans les périodes de travail et d’élaboration sourde, comme jadis aux Indes, en Grèce, à la Renaissance, c’est chez les poètes qu’il faut chercher le mot de l’avenir, les premières formules vagues et profondes des pensées qui viendront plus tard en pleine lumière. Le poète peut dire de lui ce que disait Heraclite, ce philosophe au génie de poète : « Je suis comme les sibylles, qui parlent par inspiration, et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. » Certaines paroles d’Heraclite ou de Parménide, en effet, cer-