aérien, plus ailé que la plus gracieuse voile. Quand le vaisseau approche, son énormité devient visible ; mais elle se meut avec tant d’aisance qu’elle elï’raye à peine ; tout alentour l’eau bouillonne, refoulée par l’hélice invisible ; bientôt ce sont des sifflets, des cris, des hurlements, des rugissements (comme ceux de la « sirène »), qui semblent les éclats de joie d’un monstre épouvantable et pourtant docile ; on le voit bondir, souffler, haleter dans l’écume blanche qui ceint sa masse noire. Pour trouver la représentation symbolique la plus saisissante de la puissance d’un peuple moderne, il faut regarder sa flotte deguerre voguant en ligne sur l’Océan, — troupe d’êtres gigantesques dont chacun cache au-dedans de lui des milliers de volontés distinctes, soumises à la même règle, se confondant dans le même corps monstrueux, se manifestant par un seul mouvement d’ensemble : chacun de ces vaisseaux ressemble au Léviathan de Hobbes ; c’est une société humaine personnifiée, qui passe sur la mer, en marche vers des dominations lointaines. On comprend fort bien l’influence morale qu’exerce l’apparition d’une flotte de guerre chez des peuples à demi primitifs. Parfois deux flottes modernes se rencontrent en pleine mer et se saluent pacifiquement : les immenses vaisseaux, lancés à toute vitesse les uns vers les autres, se ralentissent, se détournent par une courbe arrondie, puis tout d’un coup s’enveloppent de fumée et d’éclairs, échangent gaiement leurs effroyables saints. Là encore on a une personnification, sous une forme étrange, non plus seulement des forces de la nature, mais des forces sociales unifiées, disciplinées, dirigées par un pouvoir invi-
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