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l’« américanisme » tient à une forme particulière de gouvernement ou à une marche générale de la civilisation, c’est là une thèse vraiment inadmissible : il tient simplement au caractère des peuples et s’est rencontré de tous temps dans l’histoire. Comme certains individus ne voient d’autre idéal dans la vie que le bien-être, certains peuples n’ont eu d’autre but que l’industrie et le commerce : tels les Tyriens et les Carthaginois. D’autres ont trouvé moyen de concilier le souci des intérêts matériels avec toutes les recherches de l’intelligence : ainsi les Grecs, ce peuple de marchands et de poètes, ont excellé dans tous les arts pratiques non moins que dans le grand art. De nos jours les Anglais ont à la fois créé l’industrie moderne et suscité, avec Shakspeare et Byron, la poésie moderne. Si les Américains n’ont pas eu jusqu’à présent de poète de premier ordre, il faut s’en prendre à eux, non à l’esprit démocratique qu’ils sont censés représenter. L’empire du Brésil est-il sous ce rapport plus avancé que la république des États-Unis ? D’ailleurs il est impossible de juger les peuples dont l’existence nationale date d’un siècle et qui sont pour ainsi dire en voie de formation, sortes de nébuleuses humaines. Ceux dont l’histoire est aujourd’hui achevée, et chez qui le développement excessif des goûts mercantiles semble avoir tué le grand art, doivent être plaints sans doute, mais rien ne peut faire prévoir qu’ils aient marqué d’avance la direction sans issue où s’engagerait l’humanité : parmi les nations comme parmi les individus il est des destinées incomplètes et avortées ; d’autres peuples au contraire pressentent l’avenir ; ils portent à leur