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l’indifférence ; mais, pour les talents bien trempés et qui sont sûrs d’eux, l’insuccès même est un excitant.

Sans doute le génie poétique et artistique ne pourra jamais éclater aux yeux avec la violence de certains génies scientifiques. Un marbre sculpté avec un art infini ne peut faire tout de suite autant de bruit dans le monde qu’une nouvelle locomotive apparaissant toute haletante sur les rails ou une nouvelle forme de steamer beuglant dans la tempête. Les découvertes du poète ou de l’artiste sont toujours plus discrètes ; elles se sentent par le dedans plutôt qu’elles ne se touchent du doigt. Cependant elles finissent toujours, comme disait Pascal, par éclater « aux esprits. » On nous représente la démocratie comme essentiellement «jalouse du génie ; » cettejalousie semble aussi platonique que l’a été bien souvent l’amour des gouvernements aristocratiques. Distinguons du reste entre les génies politiques et les génies de l’art : qui donc, parmi les démocrates les plus exaltés, a jamais eu peur de M. Gounod par exemple ? Qui a jamais voulu rabaisser le mérite littéraire de M. Renan ? Si les démocrates ont hésité à faire de M. Renan un sénateur, ils ont peut-être eu tort ; mais il faut bien convenir qu’ils avaient leurs raisons ; nul ne sait d’ailleurs si M. Renan eût été un bon politique, et lui-même, ce grand douleur, en douterait sans doute tout le premier. Quant aux génies proprement politiques, on s’est toujours défié d’eux, sous tous les régimes. Si la monarchie a eu ses Richelieu et ses Bismarck portés au premier rang, elle a eu aussi ses Turgot honteusement chassés. La démocratie moderne a su elle-même se servir, après tout, des hommes qu’elle a