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qui est après tout un métier aussi absorbant que bien d’autres, et moins digne ; dût-il donner des leçons comme Chopin, être professeur d’histoire comme Schiller, avocat comme Uhland, décorateur de navires comme Puget ou autrefois Protogène, agent d’affaires comme Cervantes, il ne vivra pas plus difficilement qu’il n’a jamais vécu jusqu’ici ; il aura même à l’avenir plus de chances d’acquérir quelque aisance et de se faire quelque part un nid pour dévider à l’aise, comme le ver à soie, le fil léger et brillant de ses fantaisies. — Ce n’est pas tout : il faut à l’artiste une part de louange, des amis et des admirateurs ; il en a quelquefois manqué : en manquera-t-il davantage désormais ? Jusqu’à présent, le génie, quand il existe, ne semble guère à plaindre en ce temps de démocratie ; il l’est moins qu’en aucun autre. Il est encore plus certain de trouver quelques échos dans tout un peuple que dans une petite société choisie, mais asservie à l’étiquette, facile à l’épouvante, et où d’ailleurs on se serre trop pour lui faire place. Nous ne rappellerons pas l’histoire de Corneille portant son Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet, de Molière, de tant de grands hommes que le peuple découvrit de prime abord. Une aristocratie, même purement intellectuelle, une société d’élite, une académie est bien souvent portée vers la réaction ; en supposant qu’elle compte les esprits les plus capables de comprendre l’art au point précis où il est arrivé à leur époque, elle ne compte pas toujours ceux qui peuvent le mieux comprendre l’art du lendemain. Au lieu de se plier au goût plus ou moins altéré d’une époque, le génie entreprend de le réformer ; or, le goût d’une époque est sou-