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de l’esprit « mis en gros sous ; » enfin les romans judiciaires sont le pendant des histoires de brigands qu’on se racontait jadis au coin du feu et qui défrayent encore l’imagination des Napolitains ou des Siciliens. Molière n’eût peut-être pas joué à Pézenas ses pièces les plus raffinées comme le Misanthrope ; mais n’était-ce pas déjà une belle chose que de voir les habitants de Pézenas écouter Molière ? En notre siècle, une sorte de « division du travail » se fait parmi les artistes comme parmi les savants ; il y a un art pratique et productif, une science usuelle et terre à terre, qui n’empêchent point le grand art désintéressé ni la haute spéculation scientifique ; de même qu’il existe des ingénieurs pour les manufactures de tabac, il y a des dramaturges, des romanciers, des chansonniers qui écrivent pour les yeux et les oreilles populaires. La loi économique de l’offre et de la demande règle la production artistique comme toutes les autres ; seulement les demandes changent suivant le milieu d’où elles partent. D’un groupe du public littéraire à un autre groupe, il y a parfois autant de différence qu’entre un siècle et un autre siècle : chacun d’eux a son art, ses talents, ses réputations ; ces groupes ne peuvent guère plus se passer les uns des autres qu’un grand siècle historique ne peut se passer des périodes de fermentation sourde qui l’ont précédé et produit. Loin de blâmer l’existence des arts populaires, on peut s’en réjouir, car c’est précisément ce qui permet à un art plus élevé de se maintenir au-dessus d’eux ; le peuple a toujours eu besoin de passer par ces degrés pour arriver plus haut : ce sont les marches du temple.