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ÉPICURE

néant, qu’il a besoin pour naître d’un germe préexistant et de conditions déterminées (certis)[1]. Ainsi, dit Lucrèce, la rose ne sort pas tout à coup du néant, les moissons n’apparaissent pas soudain jaunissantes à la surface de la terre, l’enfant n’est pas homme en un jour. Rien ne vient de rien, et tous les êtres proviennent d’un germe se développant dans le temps d’une manière déterminée. De plus, ajoute-t-il, il faut que ce germe soit approprié à l’individu qui doit en sortir ; car les êtres ne sont pas engendrés dans des conditions indéterminées, au hasard (incerto partu) : ni les corps, ni les arbres ne peuvent produire des fruits de toute espèce ; les poissons ne naissent pas dans la terre, les troupeaux ne tombent pas des nues, l’homme ne se forme pas au sein de la mer, « car chaque être naît de germes déterminés, qui sont l’objet d’une certitude scientifique » (seminibus quia certis quidque creatur)[2]. C’est sur cet emploi du mot certus plusieurs fois répété à propos des germes des organismes, qu’on s’est appuyé pour conclure qu’à l’indétermination de la cause première succède dans le système épicurien la détermination immuable des effets, que ce vaste univers obéit maintenant et obéira éternellement aux lois de la nécessité, que la déclinaison est dorénavant incapable de rompre 1’enchaînement des causes.

Une telle conclusion nous semble dépasser la pensée de Lucrèce. Certains philosophes qui de nos jours admettent comme Epicure, — à tort ou à raison, — la contingence dans l’univers, croiraient-ils pour cela qu’un pommier peut produire une orange, ou un oranger une pomme, qu’un atome à lui seul peut enfanter ce qui suppose une combinaison déterminée d’atomes, qu’un homme à lui seul peut faire une famille ou une cité ? Autre chose est de croire que l’univers, dans ses pre-

  1. Lucr., I, 470.
  2. Lucr.. I, 470. De même, v. 473 :

    Atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni,
    Quod certis in rebus inest secreta facultas.

    Vers 189 :

                    Omnia quando
    Paulatim crescunt, ut par est, semine certo.

    Vers 204 :

    Si non materies quia rebus reddita certa est
    Gignundis, e qua constat quid possit oriri.