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ÉPICURE

d’impossible, et comment la force spontanée existant en chaque atome n’aurait-elle pas suffi à organiser le monde fini qui est devant nos yeux ? Les Epicuriens ne reculent point devant l’idée d’infini[1], comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la même aversion les notions d’infini et de nécessaire. Pour Epicure, l’infini est au contraire la garantie de la liberté dans l’homme et de la spontanéité dans les choses. C’est l’infinité même des combinaisons dans l’espace et le temps infinis qui rend inutile l’hypothèse d’une intelligence divine, d’un plan préconçu et fatalement suivi, d’un monde des Idées préexistant au monde réel et le nécessitant ; l’initiative des atomes peut remplacer l’initiative d’un créateur ; leur volonté spontanée, qui deviendra liberté chez l’homme, peut se substituer à la volonté réfléchie d’un démiurge ou d’une providence.

Le premier résultat remarquable de cette conception d’Epicure, c’est qu’elle agrandit le monde. Si le monde avait été créé par une volonté divine, cette volonté insondable aurait pu ne tirer du néant que ce qu’elle eût voulu, ne donner naissance qu’à la terre élue par elle et entourée par elle d’une ceinture d’étoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l’infini, il doit être infini lui-même[2]. En supprimant l’idée

  1. Excepté en ce qui concerne la divisibilité des corps à l’infini ; mais c’est là pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Epicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathématiquement, sont en fait indivisibles, insécables, parce qu’ils sont absolument solides (individua propter soliditatem). Cf. Lucrèce, I, 486 :

    Sed quæ sunt rerum primordia, nulla potest vis
    Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum.


    Cette solidité absolue des atomes vient, on le sait, de ce qu’ils ne participent point au vide universel et infini : ἄτομος ἀμέτοχος κενοῦ. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l’atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre : cette solidité fait son éternité : Ἀγέννητα ἀίὸια ἄφθαρτα οὔτε θραουσθῆναι δυνάμενα οὔτε διἀπλασμόν ἐκ τῶν μερῶν λαόεῖν οὔτ᾿ ἀλλοιωθῆναι (Stob., Eclog. Phys., p. 306, Heer.).

  2. Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : Δημόκριτος καὶ Ἐπίκουρος καὶ ὁ τούτων μαθητὴς Μητρόδωρος ἀπείρους κόσμους ἐν τῷ ἀπείρῳ κατὰ πᾶσαν περίστασιν... Cicer., De finibus, I, vi, 21 : infinitio ipsa, quam ἀπειρίαν vocant.