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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver un principe capable de rompre les liens du destin et qui empêche la cause de suivre la cause à l’infini[1] ? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle.

I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Epicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée d’ou dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ? De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Epicure, en s’efforcant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa phi-

  1. Lucrèce, II, 255 :
    Principium quoddam quod fati foedera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur.
    Notons bien que le mot destin (fatum), tel que Lucrèce le définit ici, est absolument synonyme du mot déterminisme que nous employons aujourd’hui.