Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
ÉPICURE
IV. — Vrai sens du hasard épicurien. — Lutte du sage contre la fortune. — La mémoire, œuvre de volonté, selon Epicure ; le souvenir des plaisirs passés servant à compenser les peines présentes. Identité de la liberté et du bonheur chez le sage.
V. — Vérité qui ressort de la doctrine d’Epicure : il faut concevoir le monde et l’homme sur le même type, et ne pas admettre chez l’un ce qu’on rejette chez l’autre. Si le déterminisme régit le monde, il doit aussi régir l’homme ; pour que l’homme pût être libre, il faudrait qu’il y eût en toutes choses le germe d’une liberté semblable.

Nous avons vu comment Epicure, après avoir lutté contre l’idée religieuse de providence ou de caprice divin, s’est trouvé en présence de l’idée scientifique de nécessité. C’est contre cette idée qu’il va engager maintenant une lutte nouvelle. Cette partie de son système est encore peu connue ; elle est originale et d’autant plus intéressante qu’elle rappelle par plusieurs points des doctrines contemporaines.

« Il était encore meilleur », dit Epicure, « d’ajouter foi aux fables sur les dieux que d’être asservi (δουλεύειν) à la fatalité des physiciens. La fable, en effet, nous laisse l’espérance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité (ἀπαραίτητον τὴν ἀνάγκην)[1]. » — Epicure a eu, comme on voit, un vif sentiment de l’effet produit sur l’esprit humain par la conception du déterminisme scientifique, d’autant plus que l’école rivale de la sienne, l’école de Zénon, fondait sa doctrine sur cet universel enchaînement des causes et des effets. D’autre part, Démocrite le physicien, son prédécesseur et son maître, affirmait aussi que « toutes choses se font dans le monde selon la nécessité. » Après avoir renversé les dieux du paganisme, Epicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce Dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnee d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les cieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature, par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Epicure se propose de renverser à son tour, — divinité d’autant

  1. Épic. ap. Diog. Laërt., X, 134. C’est Démocrite qu’Épicure désigne par les mots οἱ φυσικοί.