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LA SCIENCE OPPOSÉE AU MIRACLE

Elle s’efforce de faire reposer la certitude sur un fondement sûr, la sensation ; de donner à la science un objet positif, le fait sensible ; de montrer que la pensée n’est pas vaine, et qu’on peut affirmer en toute assurance tant qu’on n’affirme pas autre chose que des sensations. Sur ce point les positivistes contemporains sont d’accord avec Epicure : la logique de Stuart Mill n’a pas d’autre conclusion que la sienne. Le point faible de la théorie épicurienne, c’est que, dans l’état primitif ou se trouvait alors la science, on ne pouvait bien distinguer la sensation proprement dite de ces illusions des sens qui se produisent dans le sommeil et même dans la veille : de la de faciles erreurs dont nous verrons plus tard les conséquences.

Après qu’Epicure a ainsi montré la possibilité de la science et qu’il a consolidé en quelque sorte le terrain sur lequel il marchait, il continue hardiment de poursuivre l’explication scientifique de tous les phénomènes naturels. On sait qu’il avait lu et médité les ouvrages de Démocrite, le plus grand physicien de l’antiquité. « Si Démocrite ne l’eût guidé, disait Métrodore, Epicure n’eût pu s’avancer vers la sagesse[1]. » Dès qu’Epicure a ainsi aperçu clairement le prix et l’utilité de la science naturelle pour dissiper la superstition, fille de l’ignorance, il semble qu’il se tourne vers cette étude comme vers une libératrice avec une confiance sans bornes. « Les obstacles, dit Lucrèce avec le double enthousiasme du savant et du poète, irritent son courage d’autant plus fougueux ; il est impatient de briser les barrières étroites de la nature. Voila que son ardente force d’âme a vaincu ; il s’est avancé par delà les murailles du monde étincelantes au loin, et toute l’immensité, il l’a parcourue de son esprit et de son cœur[2]. » Ainsi Lucrèce nous fait comme assister au suprême appel qu’Epicure adresse à la raison pour obtenir l’apaisement de l’imagination. Le poète va nous expliquer maintenant ce que le philosophe demandait plus particulièrement à la science : « Ensuite Epicure victorieux nous enseigne ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison enfin chaque chose n’a qu’une puissance limitée et rencontre une borne atta-

  1. Plut., Adv. Colot., 3.
  2. Lucr. De nat., I.