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ÉPICURE

superstition, dit-il, vient de l’ignorance[1] : le vulgaire, ne connaissant pas les causes des phénomènes, place derrière eux des volontés divines ; mais le savant voit reculer, à mesure qu’il pénètre les causes (αἰτιολογεῖ), le domaine de l’arbitraire ; tout s’explique pour lui et s’enchaîne régulièrement. Par conséquent aussi, tout sujet d’effroi est écarté[2] ; plus il connaîtra, moins il aura sujet de craindre, car moins il aura besoin de substituer aux forces de la nature des puissances plus ou moins effrayantes et surnaturelles. Ainsi, la science est, pour Epicure, comme pour Lucrèce, l’ennemie directe de la religion ; et comme la religion est l’ennemie directe de notre indépendance, de notre ataraxie, la science, particulièrement la science naturelle (φυσιολογία), devient un moyen absolument nécessaire pour le bonheur. La science, c’est l’affranchissement : « L’ataraxie, dit-il, est l’affranchissement de toutes ces opinions (ἡ δ᾿ἀταραξία τὸ τούτων πάντων ἀπολελύσθαι)... Si nous nous appliquons à connaître ces événements, d’où naît le trouble et la crainte, nous en découvrirons les vraies causes (ἐξαιτιολογήσομεν ὀρθῶς) et nous nous affranchirons (καὶ ἀπολύσωμεν) ; car nous connaîtrons les causes et des météores et de tous les autres événements imprévus et perpétuels, qui au reste des hommes apportent la dernière épouvante[3]. »

On pourrait retrouver chez les moralistes utilitaires et chez la plupart des penseurs contemporains, par exemple M. Spencer, cette idée de la science comme affranchissement de l’humanité. Epicure a aperçu le premier l’opposition de l'esprit scientifique et de l’esprit religieux ; il a eu le mérite de pressentir leur lutte, qui devait plus tard devenir si ardente.

Voici donc de nouveau, dans le système épicurien, la part de l’intelligence considérablement augmentée ; par le mot de science, Epicure n’entendra plus simplement une science de mesure (συμμέτρησις), une sagesse de conduite (φρόνησις) ; ce terme s’est étendu pour lui. Toutes les sciences physiques et naturelles deviennent bonnes à connaître, non-seulement lorsqu’elles offrent un avan-

  1. De fin., I, 63.
  2. Ibid. « Rerum naturâ cognitâ levamur superstitione... non conturbamur ignoratione rerum, e quâ ipsâ horribiles exsistunt sæpe formidines. »
  3. Diog. L. X, 82.