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ÉPICURE

bien plus cruelle que celle de la chair, la jouissance de la chair est bien moins douce que celle de l’esprit. Ici encore le désaccord s’accentue entre Aristippe et Epicure[1].

D’ailleurs le plaisir de l’esprit, pour Epicure comme pour les sensualistes en général, n’est pas un plaisir complètement à part ; ce n’est autre chose que le plaisir de la chair plus ou moins modifié par l’idée de présent et d’avenir ; c’est à la fois un souvenir (μνήμη) et une anticipation (πρωτοπάθεια)[2] ; c’est aussi, si l’on veut, une association d’idées ; c’est, en tout cas, quelque chose qui dépasse le plaisir sensible proprement dit, c’est une demi-possession de l’avenir.

Ces prémisses posées, un changement logique se produit encore dans la doctrine d’Epicure, mouvante comme son objet. Puisque le plaisir de l’âme est supérieur à celui du corps, et qu’il en est de même pour la douleur de l’âme, ce sont ces plaisirs et ces douleurs que nous devrons poursuivre désormais. Ce ne sera plus seulement l’utilité du corps, mais l’intérêt de l’âme, que nous devrons consulter; la véritable fin est toujours l’ἀπονία, l’ἀταραξία, l’ὑγιεία ; mais c’est à l’âme qu’il faudra rapporter ces mots : l’ataraxie de l’âme est bien supérieure à la non-souffrance du corps, car elle s’accroît et se nourrit à la fois de son présent, de son passé et de son avenir. L’esprit qui n’était d’abord qu’un moyen pour le corps reprend son rôle de fin véritable, et cela grâce à une idée qui fait le fond de l’esprit humain, l’idée d’infini. Les peines ou les plaisirs de l’esprit ont quelque chose d’ « infini et d’éternel » ; la durée s’ouvre devant eux : aussi quel « grand accroissement » (permagna accessio) ils apportent aux peines ou aux plaisirs du corps[3] ! Que devient la sensation présente en face de l’imagination et de la pensée, qui ont l’infini pour domaine ? Le souverain bien, c’est le bonheur de l’âme.

Seulement, de même que mille obstacles s’opposaient au bonheur dans la sphère sensible où nous nous étions d’abord placés, n’en verrons-nous pas surgir de nou-

  1. Athen, XII, 63, p. 544. — Diog. L., II, 89; 137. — Cic. De fin., loc. cit. Gassendi, Animadv., p. 1200.
  2. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  3. De fin., I., xvii, 55.