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ÉPICURE

Le bonheur qui naît de la santé morale et physique, de l’harmonie non altérée, ce plaisir délicat, tout ensemble profond et subtil, que les Cyrénaïques ne connaissaient ni ne comprenaient et qu’ils appelaient un vrai « sommeil » ou encore une véritable « mort[1] », ce plaisir qu’Epicure déclare au contraire la volupté souveraine, a un caractère tout particulier : c’est son indépendance.

En analysant profondément l’idée même de plaisir, Epicure a fini par s’apercevoir que les choses extérieures n’avaient pas dans le plaisir la plus grande part et que cette part prépondérante appartenait à l’être sentant. C’est nous qui faisons notre plaisir, encore plus que les choses ne le font. Ce qui nous vient du dehors, c’est la douleur ; là, notre activité se sent heurtée par un obstacle[2] ; la part de l’objet est plus grande, celle du sujet sentant est moindre : la douleur est dépendance, assujettissement. Dans le plaisir en mouvement (ἡδονὴ ἐν

    (De fin., X, XI, 37). L’originalité d’Epicure sur ses prédécesseurs, — Aristippe d’une part et Hiéronyme de l’autre, — c’est précisément de nier l’existence d’un état purement négatif et neutre, où l’absence de peine serait seule ; cet état intermédiaire, ce medium quiddam, il le supprime (De fin., I, 38) ; ce n’est donc pas pour en faire son idéal. Ce qui réfute non moins évidemment M. Ravaisson, ce sont les conséquences mêmes qu’il tire de son hypothèse : « Si le terme extrême de la félicité est de ne souffrir et de n’appréhender aucune douleur, qui ne voit que ce qu’il y a de plus désirable pour l’homme, c’est de mourir et que ce qui eût mieux valu encore, eût été de n’exister jamais(113) ? » — Nous retrouverons le vers du poète auquel M. Ravaisson fait allusion blâmé précisément par Epicure. — « Le plaisir, dit ailleurs M. Ravaisson, n’est rien que la fin de la douleur, et toute douleur prend fin, ne fût-ce que par la mort (Disc. s. les St., Mém. de l’Ac. des inscr., août, 1850). » — Croire qu’Epicure ou n’a pas vu ces conséquences ou les a acceptées, c’est lui prêter soit une naïveté singulière soit une absurdité manifeste. Voici, d’ailleurs, un texte formel d’Epicure : « La mort nous est indifférente, car tout bien et tout mal réside dans l’action de sentir, et la mort est la privation de sens : μηθὲν πρὸς ἡμᾶς εἶναι τὸν θάνατον, ἐπεὶ πᾶν ἀγαθὸν καὶ κακὸν ἐν αἰσθήσει, στέρησις δ᾽ἐπτὶν αἰσθήσεως ὁ θάνατος. (Diog. L., X, 124.) » Comment soutenir encore, après cela, qu’Epicure faisait consister dans l’insensibilité et la négation, dans la στέρησις, l’achèvement, la perfection, la συμπλήρωσις du bien ? Ni l’insensibilité ni la mort ne sont des biens pour Epicure, et il répond ici nettement à ceux qui lui prêtent cette doctrine.

  1. Diog. L., II, 89; Clem. Alex. Strom., II, 417.
  2. Dolor, id quo offendimur. De fin., loc. cit.