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ÉPICURE

c’est en vue de cette conservation qu’il faut éviter tout changement, tout mouvement venu du dehors, qu’il faut se réduire par rapport à l'extérieur à l’impassibilité ; cette impassibilité n’est elle-même qu’un dernier moyen, — un moyen, il est vrai, infaillible, — à l’aide duquel on se conserve, on se maintient, on persiste dans l’être et dans l’harmonie de l’être.

En résumé, le bien, selon Aristippe, consiste à se mouvoir, à se changer, à courir de plaisir en plaisir, à accroître la jouissance passée par une jouissance nouvelle. Posséder le bien, dit au contraire Epicure, c’est demeurer immobile en soi ; c’est, au lieu de s’occuper à acquérir, faire tous ses efforts pour ne rien perdre ; c'est restreindre toutes les jouissances fugitives et superficielles à une seule, mais impérissable et profonde, celle de la vie : le bien est la sérénité. Qu’on le remarque, Aristippe, qui ne voulait pas entendre parler d’abord du temps et de la durée, finit par faire consister tous les plaisirs dans le changement et le mouvement perpétuels, par conséquent dans le temps ; Epicure, qui voulait organiser et disposer pour le mieux le tout de la vie, le passé, le présent et l’avenir, finit, dans ce but, par sortir du temps, par chercher au fond de tous les plaisirs le durable et le même. Le dernier précepte d’Aristippe est celui-ci : Change, c’est-à-dire : Vis dans le temps. Le précepte d’Epicure est le suivant : Reste le même, c’est-à-dire : Autant que possible, vis hors du temps.

Pour exprimer l’ineffable jouissance qu’Epicure ressent en s’élevant ainsi au-dessus de l’accidentel et du variable, il trouve impuissant le mot d’εὐφροσύνη, dont l’étymologie est εὖ-φρήν, et qui exprime encore une disposition fortunée de l’âme, une sorte de hasard fugitif ; il place l’εὐφροσύνη, parmi les plaisirs inférieurs du mouvement. Bien plus, il rejette même la χαρά, c’est-à-dire la joie, l’allégresse, comme ayant sa source dans le mouvement (κατά κίνησιν) et dans la tension des muscles ou énergie (ἐνεργείᾳ). Le seul vrai plaisir, le plaisir constitutif, c’est, nous l’avons vu, celui qu’engendre l’absence de peine et de trouble : l’ἀπονία et l’ἀταραξία[1]; le sage épicurien ne se réjouit pas, il jouit. – Si Epicure écarte

  1. Ἡ μὲν γὰρ ἀταραξία καὶ ἀπονία καταστηματικαί εἰσιν ἡδοναί, ή δὲ χαρὰ καὶ εὐφροσυνὴ κατὰ κίνησιν ἐνεργείᾳ βλέπονται. Diog. Laërt, x, 136.