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ÉPICURE

ramenés par lui sur la terre, qui essayaient éternellement de remplir un tonneau percé. Mais Epicure, semble-t-il, fait moins encore que les disciples d’Aristippe : il n’essaie même pas, il s’avoue impuissant et, faute de pouvoir remplir jusqu’aux bords l’insatiable tonneau, il le met à sec.

II. — Pour prévenir toutes ces objections, Epicure va modifier encore une fois sa théorie et lui imprimer une direction inattendue. Pénétrons avec lui dans l’analyse psychologique de ces désirs à la satisfaction desquels tous les utilitaires ont attaché les jouissances ; nous ne les avons encore examinés qu’à un point de vue extérieur, et nous les avons classés suivant leur caractère d’exigence et de nécessité ; il nous reste à pénétrer plus avant dans leur essence intime, et à découvrir la tendance unique qui se cache sous leur diversité. Aristippe ramenait toute jouissance et en général toute sensation à un mouvement : la douleur était un mouvement rude, le plaisir, un mouvement doux ; le repos, qui succède toujours aux mouvements et qui les sépare l’un de l’autre, c’était la non-jouissance, l’absence de douleur ou de plaisir, le vide. L’analyse d’Epicure aboutit à des résultats bien différents.

Le mouvement, — Epicure ne le nie pas, — est le point de départ du plaisir. Mais tout mouvement a un but. Le but de ce mouvement qui produit le plaisir ne serait-il pas précisément le contraire du mouvement, un repos ? En fait quand l’organisme, réparé par la nourriture, a retrouvé ainsi les atomes qu’il avait perdus, il y a équilibre entre la perte et la dépense, il y a donc repos ; il y a aussi absence de peine (ἀπονία), santé (ὑγίεια). Mais voilà que l’organisme a épuisé ses réserves de force et l’équilibre se dérange ; aussitôt cesse le plaisir, qui n’était peut-être autre chose que cet équilibre lui-même. Avec le changement et le mouvement, qui sont une rupture d’équilibre, commence la douleur. Toutefois, à cette douleur, à ce mouvement venu du dehors et dirigé contre nous, notre nature répond en réagissant par un mouvement en sens contraire : c’est là le désir. Le désir, voilà bien ce mouvement dont parlait Aristippe ; mais il n’a rien en lui-même de « doux » ou d’agréable, il ne devient doux que lorsqu’il est satis-