Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
49
LE DÉSIR

les dirigées contre la morale de l’intérêt : les plaisirs des vaines opinions sont insaisissables comme les opinions elles-mêmes, et l’instabilité de la δόξα, que Platon comparait aux statues mouvantes de Dédale, est aussi le caractère distinctif des jouissances qu’elle produit. L’ambition, par exemple, croît à mesure qu’on la contente ; c’est une sorte de faim artificielle qu’on excite en la rassasiant, qu’on creuse en la comblant. Elle consiste à poursuivre un objet qu’elle anime elle-même de son propre mouvement, qu’elle éloigne à mesure qu’elle en approche et qui s’évanouit dans l’infini, εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. La nature, plus prévoyante que l’opinion, n’excite jamais, selon Epicure, un désir qu’elle ne puisse satisfaire et satisfaire à peu de frais (ὡρισμένος καὶ εὐπόριστος) ; contre ces désirs pleins de fixité, principes inaltérables de bonheur, on ne peut plus diriger les objections qu’on tirait de la variabilité et de l’insatiabilité des passions.

Marquons le point où nous voici arrivés dans le développement continu du système épicurien. Le plaisir vraiment désirable semble n’être plus autre chose que la sensation produite par le strict contentement d’un besoin. Aristippe nous montrait l’homme assailli par des désirs innombrables : Epicure l’en a délivré ; il ne reste plus en lui que deux désirs, et, partant, que deux plaisirs, celui de manger et celui de boire. Mais alors quel vide ne se produit pas soudain dans la vie ? Comment combler tout l’intervalle de temps qui sépare l’un de l’autre ces plaisirs ? La faim et la soif, par cela même qu’elles sont sans cesse renaissantes, s’éteignent sans cesse ; avec elles s’éteindra donc toute jouissance ? Epicure voulait nous délivrer des nécessités physiques : mais, comme il n’a point placé le vrai bonheur au-dessus de ces nécessités mêmes, à force de nous délivrer, ne nous a-t-il pas dépouillés ? Deux plaisirs, semés d’une main avare à travers la succession infinie de la durée, voilà donc, semble-t-il, ce qui reste du bonheur ! Au moins ces intervalles vides qui séparent les instants de plaisir, Aristippe avait essayé de les remplir ; il pressait l’un contre l’autre, dans l’étroit espace situé entre le passé et l’avenir, tous les désirs et tous les plaisirs. Peut-être il entreprenait une tâche impossible ; peut-être Socrate, moitié plaisant et moitié grave, avait raison de le comparer à ces infortunés, cachés par la fable au fond de l’Orcus et